La solution à tous les maux [ft Méi]

Comme à son habitude, Méi s’était rendue sur son lieu de travail en fin d’après-midi. Elle n’était pas particulièrement motivée et aurait préféré passer sa soirée à une table plutôt que derrière le comptoir. Passant la porte de service du bar, elle s’empressa de nouer son petit tablier noir autour de sa taille avant de rejoindre la salle.

Le bar était plein à craquer, il y avait du monde au comptoir comme sur les tables. Ses collègues devaient être débordés. Il fallait dire que le beau temps incitait les gens à sortir de chez eux avant de finir la journée par un petit verre bien mérité. Elle salua le barman qui en profita pour lui passer un plateau en lui désignant une table du menton. Ce soir, elle laisserait donc la terrasse à son collègue pour s’occuper de la salle.

Il ne lui fallut qu’un regard pour remarquer l’agacement sur la tête du client. Elle ne savait pas depuis combien de temps il attendait sa boisson mais de toute évidence, le service n’allait pas assez vite pour lui. Rapidement, elle ajouta un ramequin rempli de cacahuètes sous les yeux habitués du barman. Le client était roi et elle avait suffisamment travaillé dans un bar pour savoir qu’une petite attention avait tendance à adoucir les clients. Ne tardant pas plus, elle se dirigea vers la table en question.

— Bonsoir, veuillez nous excuser pour l’attente. Voici votre commande.

Tour à tour, elle déposa les cacahuètes puis la bière sur la table.

Alors qu’elle s’apprêtait à retourner vers le bar, Méi fut couper dans son élan par l’interrogation du client. L’avait-elle déjà croisé auparavant ? Travaillait-il à l’université ? Il ne semblait pas être bien plus âgée qu’elle, peut-être était-il lui aussi étudiant. Elle prit un court instant pour le détailler.

Les premières choses qu’elle remarqua furent ses cheveux ébènes encadrant un visage tout à fait charmant ainsi que ses yeux rouges perçants. De ce qu’elle pouvait constater, ses traits étaient trop matures pour un homme ayant tout juste passer la vingtaine mais définitivement plus doux que ceux d’un homme ayant atteint la trentaine. Cela ne faisait que la conforter dans l’idée qu’il s’agissait d’un étudiant.

— Pas tout à fait, je suis étudiante.

S’assurant d’un regard qu’aucune autre table n’avait besoin d’elle, elle coinça son plateau sous un bras puis reposa son attention sur le brun.

— Et vous alors ? Vous ne seriez pas aussi un étudiant ?

Elle ne savait pas vraiment où cette conversation allait les mener mais elle appréciait de croiser d’autres étudiants en dehors de l’université. Le lieu n’était peut-être pas le plus approprié pour engager une discussion tranquillement néanmoins elle savait se contenter des occasions qui se présentaient. Et puis, il fallait dire que ça la changeait de la clientèle habituelle, les jeunes avaient tendance à se rendre dans les boîtes de nuit plutôt que dans les bars. Ou tout du moins, peu d’étudiants fréquentaient ce bar-là.

Pas étudiant mais à l’académie ? Il ne faisait pas partie des professeurs, n’est-ce pas ? Il semblait trop jeune pour ça ! Tous ses professeurs avaient au moins la trentaine, elle ne voyait pas comment l’homme devant elle aurait pu être leur collègue. Méi était certaine que son étonnement était visible sur son visage, elle n’essaya même pas de le cacher. Toujours était-il qu’elle se reprit bien vite pour répondre à la question qui lui avait été posée bien qu’elle ne sût pas s’il s’agissait d’une simple question de politesse ou d’un réel intérêt.

— J’aime bien discuter avec les gens, c’est intéressant de les écouter raconter leurs histoires.

Un rire discret lui échappa en repensant à certains clients.

— Même si je dois bien avouer que certains feraient mieux de s’abstenir. Plus sérieusement, je n’ai pas de problème à jongler entre les deux, je travaille tard mais c’est en fin de semaine alors ça me convient. Et puis, le patron est plutôt arrangeant.

La serveuse se savait chanceuse. Son patron était plus flexible du moment qu’elle faisait ses heures et ses collègues étaient sympathiques. Elle n’avait pas trop à se plaindre des clients, parfois des habitués lui offraient un verre en fin de service et elle les écoutait parler des derniers commérages. Vraiment, elle ne se voyait pas travailler autre part.

Une nouvelle fois, elle balaya la salle du regard. Immédiatement, elle repéra une table vide non débarrassée. Étant en service, elle ne pouvait pas se permettre de discuter avec un client sans prêter attention à ce genre de choses.

— Excusez-moi, j’ai une table à débarrasser, je suis à vous juste après.

Sans presser le pas, courir dans un bar n’était jamais une bonne idée, elle se dirigea vers la table pour en déposer les verres vides sur son plateau. Après un détour par le comptoir pour les ranger dans le rince-verres, elle reprit sa place précédente, debout en face du brun aux yeux rougeoyants.

Du point de vue de la jeune femme, il n’y avait pas plus flippant qu’un sourire en coin. En ce qui concernait les personnes qui en était à l’origine, elle classait en trois catégories : pote taquin, pervers et danger à éviter. Dans le cas présent, la première option était exclue. La seconde ne lui aurait pas déplu si elle n’avait pas risqué de le revoir tous les jours par la suite et qu’elle avait la certitude de ne pas avoir affaire à un professeur. Elle n’imaginait pas le bazar qu’une situation pareille pourrait créer. Il ne restait donc qu’une seule catégorie, celle des personnes à éviter. Elle ne pensait pas que ces dernières avaient un mauvais fond mais selon elle, un sourire en coin était synonyme d’une idée au mieux totalement débile et au pire dangereuse. Elle sentit un frisson lui parcourir le dos, légèrement tendue et soudainement trop consciente du regard de son interlocuteur, elle répondit à la nouvelle question qui lui était posée.

— Vous allez certainement penser que je me complique la vie mais j’ai choisi de prendre deux majeures et deux mineures : l’anglais, le japonais, le droit et les relations internationales.

Méi était un peu gênée de sa réponse. En principe il n’y avait pas de problème avec son choix, elle faisait simplement ce qui lui plaisait. Pourtant, il lui arrivait d’appréhender la réaction des gens, elle ne souhaitait pas paraître prétentieuse en déclarant pouvoir suivre autant de disciplines à la fois. Ce raisonnement n’avait pas grand-chose de rationnel, il était simplement né de la peur se démarquer des autres au point de ne plus être intégrer.

Peu encline à être la seule interrogée, la brunette se hâta de reprendre la parole.

— Quand est-il de vous ? Si vous n’êtes pas étudiant, que faites-vous de vos journées à l’académie ?

Elle était curieuse et impatiente d’en apprendre un peu plus sur cet inconnu. Plus elle le regardait, plus il lui semblait familier. Elle était certaine de l’avoir aperçu plus d’une fois à l’université sans pour autant réussir à remettre un nom sur son visage.

Méi était stupéfaite. Comment avait-elle fait pour ne pas le reconnaître ? Elle aurait dû s’en douter dès le début. Qui d’autre avait ses cheveux et ses yeux-là et travaillait à l’université ? Elle ne comptait plus le nombre d’étudiantes qu’elle avait entendu fantasmer sur le jeune professeur. Dans une autre situation, elle se serait tapé la tête contre un mur pour sa bêtise. Dire qu’elle avait presque souhaité d’éveiller son intérêt, ça l’aurait menée droit à la catastrophe.

— Je dois avouer que votre cours me parait trop compliqué pour moi, professeur. Comme vous l’avez si bien dit, j’ai plus une tête à apprendre des langues qu’à étudier la psychologie. Les êtres humains sont beaucoup trop complexes pour moi.

Elle n’avait aucun honte à avouer son manque d’ignorance sur ce sujet, elle ne voyait pas non plus l’intérêt de prétendre le contraire. Il était plus ridicule à ses yeux de faire une pirouette pour réorienter la discussion que de se montrer humble et honnête.

— Je ne pense pas me tromper en disant que tout le monde a déjà subi ou assisté à une injustice. C’est justement pour ça qu’il est important de connaître ses droits. Comme on le dit souvent, le savoir est le pouvoir.

Au milieu de sa phrase, elle s’était tournée vers la salle. Il lui avait semblé entendre le bruit de chaises raclant le sol. Scrutant toutes les tables, elle s’aperçut que le bar s’était un peu vidé, leur permettant de souffler un peu.

— Encore une fois, je m’excuse mais mon devoir m’appelle.

Cette fois-ci, plus d’un aller-retour allait être nécessaire. Allant d’une table à l’autre pour récupérer les verres et les planches, elle en profita pour faire un point sur la situation. Elle venait de taper la discut’, dans le plus grand des calmes, avec un professeur de l’université dans laquelle elle étudiait. Point positif, ce n’était pas l’un des siens. Point négatif, elle avait presque été intéressée par ledit professeur. Autre point positif, ça lui faisait passer le temps tout en la changeant des habituels clients qui, il fallait l’admettre, ne présentaient pas aussi bien. Un peu trop vite à son goût, elle fut débarrassée de sa tâche et s’en retourna près de l’homme qui n’avait toujours pas fini son verre. Elle lâcha un petit rire amusé.

— Vous savez, une bière est meilleure fraîche, vous devriez la boire.

Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il l’écoutât. Son commentaire n’avait été qu’une plaisanterie pour lui faire remarquer qu’il parlait plus qu’il ne buvait. Commençant à fatiguer à force de rester debout et droite comme un piquet, Méi lança un bref regard à la chaise à côté d’elle, elle hésitait à s’asseoir.

— Je ne sais pas vraiment. Chacun à son propre avis sur ce qui est meilleur ou pire, ce que je considère comme la pire injustice pourrait ne pas l’être pour quelqu’un d’autre.

Pensive, elle ramena un bras contre sa taille, soutenant le second dont la main se plaça sous son menton.

— Je pense que toutes les injustices devraient être prises en compte de la même manière pour éviter d’en venir à penser que parce que l’une d’entre elle est moins grave qu’une autre, elle ne mérite pas d’être punie ou rectifiée.

Était-elle un peu trop idéaliste ? Certainement. La nature humaine avait tendance à complexifier les choses, il était impossible d’être entièrement objectif. C’était bien pour ça qu’elle ne cherchait plus à comprendre la logique derrière les raisonnements de la majorité de ses congénères. Un peu trop plongée dans sa réflexion, elle s’exprima à voix haute.

— Le comportement humain me dépasse.

Intérieurement, elle soupira. Il était encore trop tôt pour ce genre de discussion et elle n’avait pas assez bu. À cet instant, il lui prit l’envie de s’asseoir pour prendre un verre. Autant dire que ça allait attendre la fin de son service mais elle se permettrait de prendre un soft lors de sa pause.